États-Unis : une vision du monde brisée – La politique identitaire dans une impasse Share TweetÀ la suite de la victoire de Donald Trump, la presse bourgeoise s'est livrée à une introspection qui donne à réfléchir sur le déclin de la politique identitaire.[Source]Un article du Wall Street Journal intitulé « La nouvelle force motrice de la politique identitaire est la classe, et non la race » commence par l'observation suivante :« De nouvelles lignes de fracture apparaissent dans la société américaine, fondées davantage sur la classe que sur la race. Ce changement a contribué à faire élire Donald Trump à la Maison Blanche et pourrait continuer à modifier le paysage politique si davantage d'Américains s'identifient moins en fonction de leur race et de leur sexe et davantage en fonction de leur appartenance à une certaine classe économique. »Un article similaire publié par le New York Times sous le titre « Pourquoi nous nous sommes complètement trompés » s'interroge sur la façon dont un candidat ouvertement raciste, sexiste et xénophobe a réussi non seulement à remporter le vote populaire contre Kamala Harris, mais aussi le vote majoritaire des femmes blanches et des hommes latinos, et à faire une percée de manière significative parmi les électeurs noirs, par rapport à ses résultats en 2020.En revanche, Harris a surpassé son adversaire milliardaire blanc dans deux groupes clés : les Américains qui gagnent plus de 100 000 dollars par an et les électeurs blancs dans leur ensemble. Alors que les commentateurs ont décrit la victoire initiale de Trump en 2016 comme la « grande révolte » d'une classe ouvrière blanche abandonnée, son retour au pouvoir en 2024 est incompréhensible tant pour la presse progressiste que pour la gauche américaine, car les faits ne correspondent pas à leur vision étroite du monde.Chacun possède une certaine philosophie ou une vision du monde, qu'il soit diplômé ou qu'il ait exercé un métier manuel toute sa vie. La philosophie permet de donner du sens à notre environnement, d'organiser une multitude d’informations sensorielles de manière cohérente et d’anticiper les conséquences de nos actes. Cependant, toutes les philosophies ne se valent pas. Depuis 60 ans, l'establishment libéral et les socialistes libéraux ont fait de la politique identitaire – ou d’un « état d’esprit identitaire » – leur principe directeur. Comme l’a écrit un chroniqueur du New York Times au lendemain des élections : « Beaucoup d'entre nous vivent avec des schémas mentaux défaillants, basés sur de fausses hypothèses sur le fonctionnement du monde. » Plus directement, comme le résume parfois la droite : « woke is broke ».Dans la logique identitaire, il semble aller de soi qu’une femme politique défende les droits des femmes, qu’un homme politique noir soutienne la communauté noire américaine et qu’un représentant latino mette en avant les droits des immigrés. Cette idée, présentée comme une évidence, sert d’argument récurrent pour promouvoir les « premières historiques » censées orienter notre vote : premier président noir, première femme présidente, première femme noire présidente. Ou encore, premier criminel condamné, premier président destitué deux fois. L’implication est que ces politiciens capitalistes auraient naturellement plus d’affinités avec les personnes partageant leur identité – femmes, Noirs, immigrés – qu’avec leurs pairs au sein du système capitaliste. Or, un simple regard sur le bilan d’Obama ou d’Hillary Clinton suffit à démontrer l’inanité de cette croyance.Contrairement aux partisans de la politique identitaire, les communistes révolutionnaires commencent leur analyse politique sur une base matérialiste. C'est-à-dire que nous partons des fondements économiques et politiques réels de la société plutôt que d'une notion idéalisée de la façon dont les gens se perçoivent, c'est-à-dire de leur « identité ». Pour paraphraser Marx, c'est l'être social des hommes et des femmes qui détermine leur conscience, et non les récits qu'ils se racontent.Dans la société capitaliste, la grande masse des minorités opprimées sont également des travailleurs, alors que seule une poignée d'entre eux font partie de la classe dirigeante. Les intérêts mutuels de la classe dirigeante sont bien plus puissants que ceux qui lient un travailleur latino à Marco Rubio, ou une travailleuse à Hillary Clinton. De même, l'exécutif de l'État moderne n'est pas un arbitre neutre, mais un comité de gestion des affaires communes de toute la bourgeoisie. Indépendamment de l'identité personnelle d'un politicien capitaliste, l'État capitaliste doit en fin de compte protéger les intérêts de la classe dirigeante, ce qui ne peut être réalisé qu'en exploitant et en opprimant la classe ouvrière.Pendant des décennies, le Parti démocrate a pu compter sur les votes des femmes et des minorités raciales en leur promettant de défendre leurs libertés civiles. Mais lors de ce cycle électoral, les électeurs musulmans ont refusé de soutenir une administration qui a apporté un soutien sans réserve au génocide d'Israël à Gaza Par ailleurs, dans dix États, 2,6 millions d’électeurs ont à la fois voté pour Trump et soutenu des mesures pro-choix. Il est peu probable que la majorité d’entre eux aient réellement cru qu’un homme accusé d’agression sexuelle « protégerait les femmes », comme l’a affirmé Trump. Mais ils ont aussi constaté que, malgré leur contrôle des deux chambres du Congrès, les démocrates sous Biden et Harris n’ont pas réussi à inscrire la protection de l’avortement dans la loi fédérale après l’annulation de Roe v. Wade.Certains interprètent la victoire de Trump comme un recentrage sur une autre forme d’identité : celle de la classe ouvrière. Les travailleurs blancs de la Rust Belt ne sont pas les seuls à se sentir abandonnés par « l’économie des opportunités » de Biden et Harris. Parmi les électeurs hispaniques, 40 % ont désigné l’économie comme leur principale préoccupation, et les deux tiers d’entre eux ont voté pour Trump. Exploitant ces inquiétudes, Trump a adopté une rhétorique démagogique en accusant les immigrés sans papiers de « voler des emplois aux Noirs » et aux « Latinos », un discours qui a sans doute pesé dans des États-clés comme la Pennsylvanie et l’Arizona. Bien que Trump manie lui aussi une forme de « politique identitaire », son approche de l’immigration et de la politique étrangère s’inscrit également dans une stratégie visant à capter les angoisses économiques des travailleurs.L’Arizona illustre bien cette dynamique. Le démocrate Ruben Gallego a remporté son siège au Sénat, tandis que les électeurs latinos ont préféré Trump à Harris avec un écart de dix points. Bien que Gallego ne soit pas particulièrement proche de la classe ouvrière, il a davantage mis l’accent que Harris sur les préoccupations économiques des travailleurs latinos. Dans une récente interview, il a même exprimé ouvertement ce que beaucoup taisent sur la politique identitaire :« À un moment donné, ces électeurs se disent : OK, qu’est-ce que vous avez fait pour moi ? Qu’est-ce que vous m’avez apporté – ou pas ? Vous ne m'avez rien apporté les deux dernières fois. Je pourrais vous soutenir parce que vous me ressemblez, mais ça ne change rien : je n’arrive toujours pas à payer mon loyer et je vis encore chez mes parents. »Les travailleurs ont passé 12 des 16 dernières années sous des administrations démocrates. Et ils ont tiré une leçon claire : ce n’est pas l’identité, mais la classe sociale qui détermine les choix politiques à Washington. Pourtant, aucun parti ouvrier de masse n’existe encore pour canaliser leur mécontentement de manière organisée.Beaucoup de commentateurs ont présenté ces élections comme un rejet de la « gauche progressiste ». En réalité, c’était un rejet des démocrates qui se contentent de faire des promesses – défendre les femmes, soutenir les immigrés, protéger les droits LGBTQ – sans jamais les concrétiser.À ceux qui persistent à s’accrocher à la politique identitaire, il est temps de se poser la vraie question : qu’est-ce qui ne va pas en Amérique ? De notre côté, les Revolutionary Communists of America (section américaine de notre internationale- l’I.C.R.) voient dans cette situation une opportunité sans précédent : la classe ouvrière cherche activement un parti qui place enfin ses intérêts au centre du débat.